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Blog officiel de la Rabasse
9 mars 2012

L'instant

Il dit Combien ? Il dit Pour une heure ? et je hausse les épaules.
Mes talons claquent sur le parquet tandis que je nous sers un second verre de whisky. A petites gorgées, j'avale l'ambré liquide, laisse les glaçons s'entrechoquer puis fondre sur ma langue. L'alcool me brûle, m'enveloppe d'une chaleur factice – quel apaisement cependant ! à l'intérieur de moi, peu à peu, l'appréhension se dissipe.Je suis grisée, je n'ai plus peur.
L'homme attend, tapote la surface de son verre avec une impatience qu'il ne cherche pas à dissimuler. Ses yeux lorgnent sa montre, s'acharnent sur la trotteuse, qui détale, qui détale, comme une fuite en avant. Le temps presse, il lui faut regagner sa demeure avant l'aube ; sa femme, ses enfants comptent sur lui pour la préparation du petit-déjeuner, café, chocolats chauds, tartines grillées, beurrées avec application. J'imagine sa cuisine, les carreaux noirs et blancs, la table surchargée de mets divers et variés, les yeux pétillants d'une fillette au rire publicitaire. L'homme se racle la gorge et son regard, semblable à une mare d'encre noire, me plonge dans la réalité. Il susurre :
Tu es si jolie.

Le message est compris. Je m'approche et, debout entre ses jambes écartées, mes mains saisissent les accoudoirs du fauteuil où, négligemment assis, il se délecte du spectacle. Langoureusement, mon dos se courbe, tandis que je rejette mes épaules en arrière, avance au plus près de sa bouche, de ces dents luisantes, carnassières. Mes doigts courent en haut des omoplates et d'un geste nonchalant, sensuel, repoussent d'une pichenette les bretelles de ma robe, qui glisse paresseusement le long de ma poitrine, de mes hanches puis de mes cuisses, avant de s'effondrer sur le sol. Le tendon gauche encerclé par deux de mes orteils, j'appuie sur ma chaussure, déchausse un à un mes talons. Dans un ultime mouvement, mes sous-vêtements choient dans un bruit sourd, rejoignant la masse informe de tissu noir laissée à l'abandon auprès de mes chevilles. L'homme, satisfait, se débarrasse de sa montre et son corps se relève, profile sur ma peau blême des tâches d'ombre qui dansent. A la commissure de ses lèvres, un rictus se dessine et ses ongles crasseux arrachent brusquement les boutons de sa chemise. Sa braguette saute et, suite à un coup de pied féroce, le pantalon valse à travers la pièce avant d’atterrir, vaincu, sur une pile de livres. Je recule d'un pas et mes mollets heurtent le rebord du lit, alors je m'allonge. Mes reins suintent et sous mes doigts crispés, les draps aux teintes roses et blanches me narguent ; la candeur de leurs tons s'étend à l'infini, m'entraîne dans les abîmes confinées d'un monde que je ne reconnais plus, où l'innocence, muée en supercherie de mauvais goût, tranche avec la scène glauque qui se déroule, presque malgré moi, entre ces murs aveugles. Sur l'étagère d'en face, les poupées grimacent et dans son bocal, le poisson a fui sous un rocher. La silhouette de l'homme s'abat sur moi, gorgée d'une joie malsaine. Sa bouche salive sur mon ventre. Tu es si jolie, les mots résonnent dans mes tympans, forment un écho sûr, encourageant : Tu es si jolie, si jolie, si jolie. Mais l'affirmation ne suffit plus et, l'esprit pétrit d'une angoisse croissante, je cherche avec affairement une porte de sortie. L'homme, pendant ce temps, presse sa peau contre la mienne et les poils de son torse, longs et bouclés, se frottent contre mes seins. Ecoeurée, je m'enfonce un peu plus dans le creux du matelas, dans une tentative désespérée pour instaurer plus de distance – mais ses mains s'emparent de mon visage, me forcent à la confrontation ; j'étouffe et je m'exécute, je lèche, je suce, encore, encore, alors approchez donc, mesdames et messieurs ! Le cirque vous présente son plus beau trophée. Donnez, donnez vos ordres à l'automate ! Pour une poignet de billets, admirez-la, elle qui est si jolie. L'homme souille sa chair, bascule d'avant en arrière et les entrailles de la belle s'écartent et se déchirent dans un bruissement sec. La douleur, fulgurante, distille son venin dans les veines de sa proie qui, parfaitement dressée, ne dira pas un mot. Mais la tête lui tourne, elle, je, j'ai besoin d'une pause mais comment savoir, quand donc sera la fin ? L'homme accélère la cadence, j'ai mal, mes yeux s'affolent, tentent péniblement de distinguer l'heure sur mon réveil-matin, entre deux mèches de cheveux. Sur le cadran, des chiffres, d'un rouge éclatant, s'affichent : une suite de zéros dont les clignotements se répercutent à l'infini au fond de mes rétines. Horrifiée, c'est alors que je me remémore la coupure de courant. Ce matin. Rien n'a été remis à jour et je hurle en silence (tu es si jolie) (si jolie...) et je voudrais éclater en sanglots parce que Maman, regarde la fille, son cœur saigne, maintenant qu'elle sait, maintenant qu'elle réalise :
L'instant n'en finira pas.

 

Anna Gautier



prostituee_

 

Gérard Garouste, La prostituée aux anamorphoses, 1999/00. Huile sur toile, 89x116cm.

 

© Galerie Templon


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Commentaires
T
Voilà un petite texte d'Anna Gautier.<br /> <br /> Elle publiera, par épisode, "Comment briser le cœur des jeunes filles", son premier roman
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  • ******___La gazette qui t'fout d'dans!___****** Journal humoristique à vocation culturelle. RABASSE: expression Bourguignonne pour une averse soudaine, du coup comme t'étais pas préparé tu seras bien gaugé!
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